Fascisme 2.0, totalitarisme des temps modernes

  • 2023-04-27
  • featuring
  • Pierre Ragois
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Le numérique semble nous rappeler en échos toujours plus rapprochés la ressemblance entre ces deux dernières décennies et la période de l’entre-deux-guerres. Vingt petites années qui auront vu des crashs économiques désastreux, l’émergence d’idéologies terrifiantes et la naissance de ce que l’humanité a connu de plus abjecte depuis l’esclavage. Nous entendons à nouveau des bruits de bottes en cadence, dont le son s'amplifie à mesure que les limites planétaires viennent secouer la machine techno-capitaliste. Face à la destruction systématique du vivant, la défense brutale de ses intérêts de classe et les crimes écocidaires qu’elle cherche encore tant bien que mal à camoufler, l'Église néolibérale se transforme sous nos yeux en un renouveau du pire, avec l'assentiment bourgeois.

Les fascistes modernes portent la cravate #

De mon point de vue, la malédiction politique de l’homme, c’est de devoir tout réapprendre à chaque génération. Un apprentissage qui, pour nos générations post baby boom, est confronté à des décennies de propagande et de construction du désir, un récit globalisé marchand venant faire oublier le monde d’avant, ou dans notre cas, le monde d’avant-avant. L’étiquette fasciste des années trente n’existe plus. Elle est depuis longtemps refusée par ses partisans modernes, la sachant infamante et illégitime. Se réclamer des totalitaires du vingtième siècle n’est ni un lustre social, ni propice à donner un quelconque pouvoir. La difficulté de nos générations, c’est alors de reconnaître et nommer le fascisme, débarrassé de ses chemises brunes et de ses svastikas.
Ne soyons pas non plus naïfs : le fascisme n’est pas mort avec Hitler ou Mussolini. La deuxième guerre mondiale n’était pas encore terminée que les adorateurs des droites radicales, qui par ailleurs ne portaient pas forcément le Führer ou le Duce dans leur cœur, cherchaient déjà à replanter la bête immonde et la faire germer dans de nouveaux terreaux.
George Orwell nous gratifia à son époque d’une mise en garde clairvoyante, nourrie de son analyse pointue et de son combat contre les régimes impérialistes et totalitaires. Si jamais le fascisme revenait sur la place publique, il se pourrait qu’il le fasse en portant un chapeau melon et un parapluie roulé sous le bras. Il aurait, en somme, tous les attributs de l’homme respectable de son temps. Cette prophétie fut doublement validée par Adrien Arcand après guerre, leader fasciste canadien, en avançant que “les crânes rasés, les uniformes et les démonstrations de force appartenaient au passé”. Toute la stratégie de l’extrême droite, son avenir et son succès, dépendait alors de sa capacité à s’endimancher des habits de la respectabilité.
L’ayant réussi avec succès, les représentants modernes de la droite radicale demandent désormais à être exonérés de l’étiquette de fasciste, sous prétexte qu’ils ont changé de costume. Ce qu'ils ne précisent pas, évidemment, c’est que leurs vieilles idées sont toujours là, cachées derrière le costume trois pièces et la montre de collection.


Si jamais le fascisme revenait sur la place publique, il se pourrait qu’il le fasse en portant un chapeau melon et un parapluie roulé sous le bras.


Les autoritaires connectés #

Plus personne de bonne foi ne peut ignorer les poussées autoritaires, visibles dans le monde entier, de l’Europe à l’Amérique du sud, des USA à l’Asie. La Hongrie d’Orban, habituée à violer les droits démocratiques, s’est réjouie de l’élection de Giorgia Meloni, la première ministre italienne, tête de la droite radicale au passé fasciste avoué. La Suède possède une extrême droite qui obtient des scores proche de 20% tandis qu’au Brésil de Bolsonaro, on a assisté à une dictature militaire où les bourreaux étaient célébrés en héros. Vincenzo Sofo, figure importante de Fratelli d’Italia, est le conjoint de Marion Maréchal Le Pen, vice-présidente de Reconquête, le parti des identitaires d’extrême droite français et petite-fille du fondateur du Front national. Sa tante, Marine Le Pen, a multiplié les révérences envers le régime autoritaire de Poutine grâce auquel son parti, le Rassemblement National, a bénéficié de grassieux prêts de plusieurs millions d’euros. Toute cette jolie troupe a applaudi les mensonges et autres manipulations antidémocratiques de Trump. Tous se portent assistance mutuelle, dans une sorte de fraternité d’idées qui n’a pas besoin de structure concrète ou d’organisation pour être matérialisée. Il leur suffit d’un seul réseau pour réaliser cette union : internet.
Le monde numérique, traversé à ses débuts d’idéaux libertaires, a évolué en quelques décennies vers un enfer marchand propulsé par une série d’outils globalisés de captation de données sans aucun respect pour la vie privée. Souvent présentées comme une aubaine, inévitables au développement économique ou fondamentales dans la “lutte contre le terrorisme”, toutes ces infrastructures permettent la surveillance de masse et un profilage des individus de plus en plus précis. Ces données sont, comme l’ont montré de nombreuses et nombreux lanceurs d’alertes à l’instar d’Edward Snowden, bien évidemment utilisées par les États dans le cadre d’une surveillance clandestine, normalisant l’espionnage de ses propres alliés, d’opposants politiques, de militants ou de simples citoyens, ainsi que la défense d’intérêts privés dans la compétition industrielle, économique ou dans les affaires. Ces masses gigantesques de données incarnées par le Big Data sont devenues le rêve inespéré de tout organe étatique ou privé ressemblant de près ou de loin à la Stasi de l’ancienne Allemagne de l’Est.
La crise du Covid n’a pas arrangé les choses puisqu’elle a offert un terrain propice à l’émergence d’initiatives numériques toujours plus liberticides, plébiscitées et/ou opérées par les États, rendues obligatoires dans le cadre de la peur et d’une angoisse existentielle. Le numérique a été adoubé dans ses propres logiques autoritaires et possède maintenant ses célébrités ploutocrates. Ces héros du nouveau monde rejoignent, à coup de censures, d’acquisitions et par le contrôle des réseaux modernes de communication, cette grande famille mondiale se présentant comme anticonformiste, valeureux disrupteurs bravant l’ordre établi et rejetant cette vieille élite dont ils font, bien sûr, partis.

Du nouveau monde vers le vieux-vieux monde #

Ces néofascistes connectés imaginent un nouveau monde mais défendent, encore et toujours, la même vieille hiérarchie sociale. Les inégalités sont tenues pour naturelles, tel le simple reflet du mérite individuel. Dans cet univers brutal et darwinien, la loi du plus fort règne. Chaque personne est livrée à la merci de son propre malheur, vendue à l’illusion d’une survie rendue possible par la compétition généralisée. Les immigrés et les pauvres sont comme toujours des boucs émissaires privilégiés. Peu importe la teneur des outrages et des mensonges tant que ces courageuses incarnations de l’ordre paternaliste peuvent en finir avec le modèle de la social-démocratie, détricoter les services publiques et favoriser la fiscalité des puissants. La menace falatieuse et xénophobe d’un “grand remplacement”, la répression des contestations sociales, des alternatives libertaires et les complicités entre les droites traditionnelles, l’extrème centre et l’extrème droite, tout comme la fabrication d’une gauche diabolisée, traitée comme vecteur d’un terrorisme intellectuel et appelant un déluge de propagandes étatiques. Tous ces exemples récents ne sont que quelques gouttes d’eau dans une mer d’horreurs venant détourner l’attention d’une destruction méthodique du vivant qui n’en finit plus.
Face au ressentiment grandissant et populaire contre ceux qui pillent la planète en toute impunité, les néofascistes surfent la vague mieux que quiconque. Nous connaissons pourtant leur double jeu : d’un côté ils soufflent sur les braises d’un mécontentement social et d’une révolte de plus en plus généralisée, de l’autre ils ne remettent jamais en cause le système économique et l’autorité de ses maîtres. A cela une raison évidente, l'objectif est et restera comme toujours la prise de relais comme symbole du parti de l’ordre, en promettant d’aller toujours plus loin. Le système néolibéral déjà hégémonique s’accommode bien de ces nouveaux chevaux, lui insufflant un supplément d’âme nationaliste bienvenue en ces temps de remise en cause écologique.


Conclusion #

Pour revenir à notre introduction, le monde du troisième millénaire qu’on nous présente si innovant et si futuriste ressemble ainsi à s’y méprendre au vieux-vieux monde, dans ses tréfonds les plus vils. Devant la menace profonde et existentielle incarnée par le changement climatique et l’incapacité chronique à imaginer un modèle de société accueillant les limites planétaires, dans un renversement victimaire les néofascistes n’ont de cesse de marteler leur peur d’une dictature verte, de ces “khmers verts” qui viendraient leur ôter cette liberté si chère à leur yeux. Cette fabrique fantasmée et constante de l’ennemi est une technique vieille comme le monde, invisibilisant comme d’habitude une réalité bien plus concrète et bien plus dangereuse. Le fascisme est déjà là, chez nous, renouvelé.

Merci d'avoir lu cet article, j'espère qu'il vous aura donné matière à réflexion. Il est le premier d'une série de trois articles et sera suivi par "L’illusion d’une négociation globale" puis pour finir "Les imaginaires régénérateurs".

A très bientôt !


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